Interview de Frédéric Lesaulnier par Catherine ROTSTEIN, consultante RH spécialisée en accompagnement individuel et collectif

 

Que t’apporte aujourd’hui ton expérience dans la marine ?

J’ai travaillé dans un environnement où il n’est pas possible d’être créatif. J’ai été utilisateur de process que je n’avais ni à  critiquer ni à   faire évoluer. L’individu dans le système militaire a une capacité limitée de décider. Le militaire est un exécutant qui prend des décisions dans le cadre de processus normalisés.

Aujourd’hui je dois décider de ce que je fais, de comment je le ferai et à quel moment je dois le faire.

Entre temps il a fallu que j’apprenne à gérer ma liberté.

Dans la marine j’ai travaillé au sein d’équipes qui se doivent être efficaces, ce qui requiert de chacun implication et engagement. J’ai vécu  des moments humainement très intenses.

Quand j’accompagne, maintenant,  une personne en situation de mutation professionnelle, il s’établit avec elle une relation forte mais pas de même nature.

« Tu travailles avec des personnes dans l’armée alors que  dans l’accompagnement de personnes en mutation professionnelle,  tu travailles pour ces personnes. Mais dans l’armée comme dans l’accompagnement les conséquences de ton action peuvent être extrêmement fortes ».

C’est cette conviction qui a été mon garde fou quand, du jour au lendemain, j’ai intégré   une Antenne Emploi pour accompagner  des personnes en état d’insécurité. Elles venaient d’être licenciées et elles résidaient dans une région économiquement sinistrée.  J’ai appris mon métier au cours de cette première mission. J’ai forcément agi de manière inadaptée.  J’ai du aussi apprendre à évoluer.  Entre la vie militaire et l’accompagnement il y a un grand écart.

Avec du recul, je pense que  si j’ai pris ce chemin,  c’est qu’inconsciemment il me convenait. Ce travail me permettait d’exprimer un certain nombre de choses et d’y trouver une reconnaissance, une gratification.

Je suis arrivé par hasard dans ce métier puis c’est  devenu un choix. A l’origine quand je me suis présenté auprès du cabinet qui recrutait une équipe de consultants, je n’avais pas d’aprioris.  J’avais une forte motivation pour gagner ma vie et de la curiosité pour un nouveau métier. Les conditions matérielles proposées étaient bonnes et on m’accueillait les bras ouverts.

J’étais motivé pour  m’adapter, pour apprendre. J’ai vécu là une expérience d’insécurité, d’engagement et d’ouverture que je peux aisément partager avec les personnes qui sont en période de  mutation professionnelle ;  que ce soit une mutation  qu’elles sont prêtes à tenter ou qu’elles refusent.

La marine a été un terreau propice au  développement  de mes capacités d’apprentissage et  d’adaptation. Le système de formation y est très accessible.  6{c8c691660c1801e9fbd5490b08281288f3a5e81b02065e584db8b8aea2fc01a5} de mon temps passé dans l’armée l’a été en formation. Sur un bateau chaque membre d’équipage acquiert plusieurs métiers qu’il  exerce souvent en parallèle. J’ai été, avant tout, marin,  j’ai été veilleur, barreur, radariste, canonnier. J’ai été  aussi militaire, j’ai appris à me servir d’un fusil, à diriger une équipe. J’ai aussi été expert-métier,  secrétaire tout d’abord puis plus tard responsable de la gestion de ressources humaines.

J’ai pu comprendre que l’acquisition de nouvelles compétences ne permet pas mécaniquement  d’obtenir les résultats escomptés. L’important est la manière dont chacun  agit pour parvenir au résultat attendu, comment chacun met  en œuvre les compétences acquises C’est pour cette raison que lorsque je travaille avec des personnes, j’essaie de saisir  comment elles fonctionnent et de m’adapter à elles. S’adapter  est une  vertu essentielle sur un bateau pour vivre  en collectivité, en équipe et pour   travailler dans un bureau d’1m² au sol  où tout bouge. Quand je suis arrivé dans le civil tout était simple.

As – tu le souvenir d’une expérience particulièrement formatrice ?

Après 4 mois de formation aux  techniques de mon métier, je rejoins mon premier poste. Dès le premier jour, sans aucune explication, sans période d’intégration,  on me demande de travailler. On me fait comprendre que je suis un moins que rien, que je ne sais rien faire. Je tombe dans un gouffre, je perds  confiance, je suis  dévalorisé. Ensuite, J’ai compris que c’était le chef de bureau qui avait pris le parti de me mettre dans une situation où je ne pouvais, en raison de mon inexpérience et du soutien inexistant,  que connaître des échecs. Au bout de 4 mois ce responsable est parti. Son remplaçant était pédagogue et il avait aussi un fils dans la marine. Pendant ces 4 premiers mois je culpabilisais et puis  du jour au lendemain j’ai pu m’exprimer et devenir moi-même.

Quelle leçon en tirer par rapport à aujourd’hui ?

Parmi les gens qu’on accompagne  certains  vivent des situations difficiles directement liées à leur licenciement mais aussi, quelquefois, au contexte professionnel dans lequel ils ont évolués ou à des situations personnelles difficiles. On doit les aider à comprendre ce qui se passe dans leur environnement. J’explique, j’aide à transcender ces situations.

Tu as dis que le cadre de  la marine ne permettait pas d’être créatif mais que c’était un espace de liberté extraordinaire cela peut paraître contradictoire.

La première période de formation est significative. Elle se déroule dans un cadre très organisé, militaire. Les occasions de croiser des instructeurs au bar existent.  Ce sont des hommes qui ont vécu la même vie que nous.  On comprend qu’il y a des règles qui peuvent être transgressées quand cela  ne porte ni atteinte à ton intégrité ni à ton métier. Le principe est « tu peux tout faire mais tu ne dois pas te faire prendre ».

Je travaillais dans une flottille d’avions de patrouille maritime. Du fait de la qualité de mon travail, on me laissait une grande autonomie par rapport à mon organisation.

Il faut savoir que chaque catégorie socio professionnelle a des espaces de convivialité dédiés. Par exemple « le carré des officiers mariniés». Ces lieux ont leurs propres règles, leur propre organisation. Ces lieux sont des espaces de transgression et de liberté dans un univers rigide.

Un jour je suis invité à boire le beaujolais nouveau, pendant mon service, par un officier. Je quitte mon poste et resterai toute la journée dans  le carré des officiers mariniés  sans que personne ni trouve à redire. Il existe d’autres espaces de liberté.  Ils  se rattachent à la culture maritime et à ses rites initiatiques,  le passage de la ligne en est un.

Quelles sont les valeurs qui se sont forgées à l’époque où tu étais marin ?

L’armée demande un engagement total qui peut aller jusqu’à donner sa vie. Le métier de soldat n’est pas un métier comme les autres. Un soldat travaille pour sa nation. Il apprend à travailler au quotidien et à faire usage de ses armes. Il sait qu’il s’en servira parce que le gouvernement lui demandera et pour défendre sa vie. Il s’engage dans l’abnégation. Il ne compte pas son temps, il travaille en équipe et confie sa vie aux autres. S’il ne respecte pas les procédures, il met la vie de l’autre en danger. Cette forte conscience de l’identité de l’équipe, de l’efficacité du collectif a un nom : l’esprit de corps. Il s’appuie sur des  symboles liés à l’histoire, à l’organisation de l’unité. L’intégration à un régiment débute par la visite du musée de ce régiment. Sur un bateau de nombreux objets sont porteur de l’identité du navire : le pavillon, les tapes de bouche…

La confiance mutuelle, l’engagement, l’esprit de corps, c’est ce qui m’a le plus manqué quand j’ai quitté la marine. Dans le civil, cette confiance n’est pas automatique. Je l’ai donnée et j’ai été déçu. Mais je continue. J’essaie de travailler dans des environnements d’affaires où ce type d’attitude est possible.